Zooming In and Out of New York - Alfonso Zubiaga |
A travers la fenêtre, un
store baissé jusqu'à la moitié, Alexandre pouvait contempler les
multiples buildings de la ville. Ils baignaient dans une douce
lumière blafarde d'une fin de journée d'été et la pollution
avait tendance à rendre cette vision brouillée. La fenêtre
entre-ouverte, les bruits touffus de la rue remontaient jusqu'à lui.
Quelques klaxons dominaient la rumeur des moteurs, le clapotis des
pas et le murmure des voix. La rue grouillait de centaines de
personnes laborieuses se croisant et s'évitant avec adresse, entrant
ici ou là, au gré des vitrines lumineuses et colorées.
Un rai de lumière
transperçait le salon, éclairant d'un carré le parquet sombre de
ce vieil appartement fait de moulures aux plafonds et d'un papier
peint décrépi. Des fines particules de poussière restaient
suspendues dans les airs. Entre ses lèvres, une cigarette se
consumait lentement, rougeoyant quelque peu lorsqu'il tirait
faiblement dessus. Les cendres ne cessaient de s'accumuler au bout,
douées d'une réelle volonté de rester à l'horizontale pour défier
toutes les lois de la gravité. Elles n'eurent pas le temps de
remporter ce défi, se retrouvant écrasées au milieu d'un cendrier
déjà bien rempli. Alexandre s'agita quelques minutes dans les
pièces pour ranger quelques vêtements dans la chambre, dépoussiérer
la table de la cuisine et remettre l'antenne de la télévision en
place. Ces choses faites, il retourna devant la fenêtre à sa douce
contemplation. Son regard se perdit et puis plus rien ne se passa. Il
essayait de faire le vide, d'oublier quelques instants sa situation,
se retrouver au calme.
Cela faisait trois mois
qu'il vivait ici. Il avait trouvé cet appartement un peu par hasard,
en errant au pied des buildings du quartier. Un panneau l'avait mené
jusqu'au sixième et dernier étage de ce bâtiment ancien fait de
briques rouges, typique de cette ville. Cet appartement au charme
désuet et décrépi ainsi que sa relative tranquillité l'avait
convaincu et quelques jours plus tard tout son mobilier avait rempli
les lieux. Son propriétaire – un homme d'une cinquantaine d'années
au crâne légèrement dégarni et aux formes arrondies qui
tranchaient avec son caractère sec et distant - avait été très
clair sur les conditions du bail: aucun retard n'était accepté dans
les paiements du loyer et tous les travaux pour une quelconque
modification seraient à la charge d'Alexandre. Cela ne l'avait
aucunement refroidi, ses projets futurs ne se prêtant guère à un
relooking complet des murs jaunis et défraîchis. Il ne devait être
de passage en ce lieu que pour quelques mois.
Une sonnerie retentit et
la table du salon se mit à vibrer.
- Allô ?
- ...
- Non, lundi ce sera
parfait, répondit-il tout en notant sur un bout de papier déchiré
une adresse
- …
- J'amènerai ce qu'il
faut, ne t'en fais pas. Bonne soirée et on se voit lundi alors,
rappela-t-il avant de raccrocher
Pour ne pas perdre ce
papier et s'en rappeler constamment, Alexandre le colla sur la porte
du réfrigérateur. Cet appel avait réveillé quelque chose en lui,
quelque chose qui lui redonnait un peu de force et de vigueur dans
son regard. Il partit chercher quelques vêtements propres sur son
lit et en profita pour se laver. Face au miroir, il se dévisageait
avec un peu d'étonnement. C'était lui à n'en pas douter mais tant
de choses avait changé. Des petits détails à chaque fois qui avait
fini par s'accumuler pour lui donner un nouveau visage. Et pourtant
il se sentait vraiment familier avec ces traits un peu tirés, ces
petites rides aux coins des yeux et le blanc qui émaillait ses
cheveux et sa petite barbe. Comme s'il était né directement ainsi.
Alexandre prit les
affaires dont il avait besoin pour sortir et faire les courses pour
ce rendez-vous de lundi. Sa liste était courte mais précise et il
avait déjà prévu de se rendre dans un hypermarché de la
périphérie.
Les allées du magasin
lui semblaient immenses. Il était entouré de part et d'autre par
des étagères remplies où toutes les couleurs semblaient attirer
toujours un peu plus que ses voisines le regard. Le moindre espace
était occupé et ce qui était prélevé entraînait immédiatement
un remplacement. Il y avait un flot incessant de clients, d'objets,
de caddies, de vendeurs. Alexandre était comme toujours fasciné par
cette étrange mise en scène et en même temps agacé par
l'incroyable bordel que tout cela engendrait. Il commença à piocher
dans les étagères en gardant un œil sur sa liste. Cependant, au
fur et à mesure qu'il avançait, son caddie voyait s'empiler des
objets sans rapport avec ses prévisions. Ici, un lecteur DVD/Blu-Ray
pour remplacer celui existant trop vieux de cinq mois et là un
paquet de crème dessert au chocolat pour enfant. Ou encore une
biographie de Nikos, célèbre penseur télévisuel. Il se faisait
avoir avec un plaisir coupable à chaque fois qu'il venait et rien ne
pouvait l'empêcher de se servir à volonté dans ces étalages.
Il ne manquait qu'une
ligne à cocher dans sa liste pour pouvoir s'en aller. Cependant, ce
qu'il cherchait été introuvable et il se résolut à se tourner
vers un de ces nombreux vendeurs en gilet vert et jaune portant
fièrement le logo de l'enseigne. Le petit badge accroché au niveau
de sein gauche lui indiqua Manon, vendeuse.
- Mademoiselle,
j'aurais un renseignement à vous demander s'il vous plaît.
Savez-vous où j'peux trouver ce composant ?
-Eh bien...Vous avez
déjà commencé à vous adresser à la bonne personne répondit-elle
avec un sourire chaleureux bien que machinal. Suivez-moi.
Elle le précéda roulant
des hanches dans un pantalon moulant noir, la queue-de-cheval sautant
au rythme de ses pas. Elle marchait au centre du rayon d'un pas
rapide et sautillant, marquant l'allure du talon claquant sur le
carrelage blanc. Alexandre la suivait, le regard accrochait au dos du
gilet de l'enseigne qu'elle portait .Elle le mena quelques allées
plus loin pour lui désigner une petite partie de rayon perdue.
- Pour choisir, tout
dépend ce que vous comptez en faire. C'est sûr que s'il s'agit
d'un usage régulier intensif, le mieux c'est de s'orienter vers ça,
dit-elle tout en pointant du doigt une partie vague du rayonnage.
Sinon, je vous conseille de regarder la gamme qui se trouve juste
en-dessous.
Alexandre se sentit un
peu décontenancé. Il n'avait pas prévu de devoir faire face à
tout ce choix. Pour lui, tout était pareil et il ne pouvait y avoir
de réelles différences. Il savait néanmoins qu'il voulait le
meilleur pour lundi.
- Hum...Pour vous
c'est quoi le mieux ?
-Je n'ai pas tout
essayé mais de ce je sais et de ce qui m'a été dit, s'il faut en
dégager un supérieur, c'est celui-ci. Il existe aussi un très bon
rapport qualité-prix avec celui-ci et celui en haut à gauche jouit
d'une belle réputation.
-Bon...bah je vais
voir...Peut-être me laisser tenter par le premier alors,
marmonna-t-il. Merci pour votre aide.
-Il n'y a pas de
quoi. Bonne journée, lança-t-elle en se retournant une dernière
fois.
Son dernier achat en
main, Alexandre se dirigea vers les caisses. En regardant sa montre,
il constata avec surprise que déjà deux heures étaient passées
depuis qu'il était entré. Cette coupure temporelle le remplissait
d'une certaine satisfaction, celle de s'être abandonné un peu et de
ne plus avoir à compter les minutes et les secondes jusque lundi. Il
avait hâte d'y être et tout ce qui pouvait le divertir était bon à
prendre.
Par chance, il n'y avait
pas trop de monde à cette heure de la journée et Alexandre n'eut
pas à attendre longtemps. Il dévisagea la caissière. Elle était,
semble-t-il, assez jeune et déjà marquée par ce travail. Son
visage ne trahissait pas vraiment d'expression mais on pouvait y lire
de la fatigue et de la lassitude devant la répétition des tâches.
Elle avait eu la coquetterie ce matin d'étaler un peu de rouge à
lèvres et de fard à paupière. Néanmoins c'était une fleur fanée
et le maquillage ne pouvait pas le cacher.
En même temps qu'il
ramassait ses courses, son téléphone vibra brièvement. Un message
s'afficha sur l'écran tactile le conviant à une soirée avec
quelques amis. N'ayant rien à faire ce soir, il renvoya un simple
SMS marqué « ok ». Il ne voulait pas simplement faire
passer le temps. Il voulait voir ses amis, s'amuser, sortir,
rencontrer de nouvelles personnes, profiter pleinement de cette
soirée.
Exceptionnellement, en
arrivant chez lui, Alexandre prit soin de ranger ses courses. Il ne
pouvait pas les voir traîner comme à chaque fois sur la table de la
cuisine pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours. Il avait
peur qu'elles le narguent, qu'elles lui disent qu'il n'en serait pas
capable, et qu'il se retrouverait seul les bras ballants dans
l'appartement lundi soir. Chassant ces pensées d'une grande
expiration en même temps qu'il refermait le dernier placard,
Alexandre se vautra dans le canapé et se laissa aller. Une fois de
plus son regard se perdit, la pupille se dilatant et arrêtant tous
ses mouvements. Le vide se faisait dans sa tête. Rien ne semblait
pouvoir le perturber, tout ce qui était physique fonctionnait
séparément de son esprit. Bloqué ainsi, le temps passa seulement
dicté par le bruit régulier de la trotteuse alternant le tic et le
tac. Parfois, son corps occupait la pièce par un geste simple du
bras pour saisir une cigarette et l'allumer.
Alexandre revint à la
vie d'un coup, sans signes annonciateurs. Le soleil avait disparu
derrière les immeubles et seuls quelques rayons pénétraient
difficilement par les fenêtres. Une douce pénombre régnait et les
meubles n'étaient plus que des formes sombres collées aux murs.
C'est dans ce décor spectral qu'Alexandre se résolut à aller se
préparer pour la soirée. La lumière blanche de la salle de bain
illuminant le carrelage froid contrastait pleinement avec l'ambiance
du reste de l'appartement. Alexandre prit une douche d'eau chaude
rapide, la deuxième de la journée, suffisante pour relaxer toutes
les tensions. Devant le miroir, il se rasa puis appliqua un baume
après-rasage couplé à une crème hydratante. Il se frotta les
dents avec force jusqu'à en faire saigner la gencive. Il étala une
dose généreuse de stick de déodorant puis fini par une dernière
couche d'une crème anti-fatigue revigorante. Nu, il traversa le
salon jusque sa chambre pour s'arrêter perplexe devant son armoire à
vêtements. Une main grattant paresseusement les poils du pubis, il
attendait d'avoir la bonne idée. Il sortit tout d'abord un pantalon
bleu accompagné d'un T-shirt blanc avant de les jeter sur le lit en
boule sans même les avoir essayés. Il se décida pour un ensemble
plus habillé. Un pantalon en toile de jean bleu gris soutenu par une
ceinture en cuir sombre venait souligner une chemise à fines rayures
entrecroisées gris-bleu clair. Une veste dans les mêmes rayures
plus sombres tirant légèrement sur le beige surmontait le tout. Les
pieds se glissèrent dans des chaussures en cuir brun. Enfin une
montre au bracelet en cuir marron à grand cadran vint se greffer au
poignet gauche.
Le rendez-vous pour le
soir était fixé à quelques rues de son appartement et c'est tout
naturellement qu'Alexandre décida de s'y rendre à pied. Il avait
envie de s'imprégner de la rue, d'en absorber l'ambiance, de se
frotter à son histoire quotidienne. Il faisait un avec les autres
passants sur ces trottoirs partageant pendant quelques instants la
même et unique expérience. Marcher, respirer, marcher, respirer.
Son regard s'attardait sur les quelques visages féminins qu'il
croisait essayant vainement de les envoûter sans un mot, sans un
geste. Aux congénères mâles, il opposait fièrement son buste et
le menton haut.
Il aperçut ses amis au
coin de la rue, à la terrasse d'un bar, quelques dizaines de mètres
avant. Les tables avaient été regroupées pour accueillir la
dizaine de personnes que composait le groupe ce soir. Ils étaient
quasiment tous arrivés depuis un petit moment et chacun avait
commandé un verre. Alexandre essaya d'adopter l'allure la plus
dégagée et décontractée possible, celle qui pourrait faire croire
qu'il ne les observait pas depuis cent mètres déjà.
- Salut tout le monde,
dit-il accompagné d'un geste furtif de la main.
Il commença à se
pencher pour faire la bise et se présenter lorsque cela était
nécessaire. Ses quelques amis habituels – Julien, Elias et Thibaut
les amis d'enfance, Capucine et Sophie les filles du groupe
rencontrées pendant les vacances et Victoria, son ex – étaient
forcément présents. Ils étaient accompagnés de trois nouvelles
têtes: Audrey, Ben et Anne, collègues d'Elias.
- On n'attendait plus
que toi pour y aller, dit Victoria en se levant et en enfilant sa
veste.
La destination était
connue de tous: le Crisp, lieu incontournable de leur soirée de fin
de semaine.
En entrant
dans les lieux, des lasers verts, des flashs percutants, des tâches
de mille couleurs parcouraient les corps. Le son était à la limite
du supportable et une désagréable odeur piquait les narines. Depuis
la loi anti-fumeur et malgré les parfums d’ambiance, chaque club
était atteint par ce fléau: l’odeur de la transpiration de
l'ensemble des consommateurs. Les non-fumeurs en arrivaient presque à
regretter l'application de cette loi.
En se
penchant par-dessus la balustrade de l'étage où était situé leur
table, Alexandre put apercevoir de nombreux décolletés plus ou
moins profonds. Il observait ces filles d'un œil goguenard et
envieux et savait très bien que la plupart ne cherchait à s'amuser
dans les bras d'un autre que pour une nuit. Certaines étaient même
prêtes à se vendre pour une coupe de champagne et une belle
voiture. Ces filles, Alexandre ne leur prêtait aucun réel intérêt
et pourtant il aimait pouvoir en profiter pendant une nuit. Il les
surnommait les filles Kleenex, ces filles qu'on prend, qu'on utilise
et puis qu'on jette dehors au réveil après quelques heures de
sommeil.
Alexandre
sentit soudain une main le saisir par le cou et une voix – celle
d'Elias à n'en pas douter – lui crier dans l’oreille pour se
faire entendre
- Alors
on passe sa soirée tout seul dans son coin, demanda-t-il d'air
moqueur
- Hum…Je
cherche qui aura l'honneur de passer la nuit avec moi ! Je miserais
bien sur ta copine !
- Ça
m'étonnerait pas qu'elle accepte après quelques verres...
La table
était méthodiquement recouverte par un mélange de bouteilles
d'alcool, de briques de jus de fruit et de verres. Alexandre se
servit une dose de vodka traditionnelle importée directement de
Sibérie. L’alcool glacé mit en émoi toute sa gorge puis une
sensation de chaleur se dissipa dans tout son être. Il affichait un
visage ravi et se laissa à quelques pas de danse auprès de cette
fille, Audrey, rencontré ce soir. Se balançant gauchement de droite
à gauche au rythme des basses, Alexandre se colla doucement dans son
dos et commença à parcourir lentement du bout des doigts ses bras
et ses épaules découvertes. Audrey se laissa faire d'une manière
quasi-mécanique. Elle n'avait pas vraiment d'expression sur le
visage et son regard était lointain, perdu dans un monde
d'esthétique de papier glacé qu'un simple être humain ne pouvait
atteindre.
Sa beauté
froide s'imposait à tous les regards mais Alexandre n'en avait que
faire. Lui il respirait ce parfum enivrant qu'elle portait dans ses
longs cheveux bruns. Lui il appréciait la douce chaleur de sa peau.
Lui il sentait le souffle chaud d'Audrey dans son cou. Ils étaient
isolés au milieu de la foule et plus rien ne semblait pouvoir rompre
cette harmonie. Ils dansaient dans un même mouvement lascif
contrastant avec les gestes frénétiques alentour. De longues
minutes passèrent dans cette bulle puis Alexandre serra un peu plus
fort Audrey et l'embrassa. Elle avait une haleine mentholée et
froide, presque métallique. Ils restèrent quelques secondes collés
l'un à autre, cherchant les lèvres de l'autre, caressant du bout de
la langue. Puis tout explosa. Ils avaient fini de jouer, le mystère
s'était envolé et Alexandre avait eu Audrey. Ou l'inverse.
Ils
rejoignirent le reste du monde pour continuer à boire. Les
discussions du début avaient laissés place à un ensemble de cris
et de rires gras. Les voix arrivaient déformées aux oreilles de
chacun, ce qui donnait un mélange détonant d’aigus et de graves.
Avachi dans le sofa, la tête reposant sur ce qu'Alexandre prenait
pour des jambes de mannequins, ses paupières tombaient de plus en
plus lourdement. Qu’importe le bruit, qu’importe les flashs et
lasers lancinants, qu’importe le lieu, Alexandre était tellement
fatigué, il devait dormir. Son corps était imbibé d'alcool et tout
tournait autour de lui. Il n'arrivait plus à finir ses phrases et
n'essayait même plus d'en commencer. Sa capacité à se mouvoir
était réduite à néant et le moindre geste lui coûtait. Il n'y
avait pas d'autres solutions, il devait dormir. Ses amis lui avaient
placé un seau à champagne au niveau de sa tête. Au cas où... Il
en avait vraiment envie, il voulait que tout cela cesse, rejeter tout
ce qu'il avait bu pour recommencer. Mais il savait qu'il ne le ferait
pas, qu'il resterait comme ça, la chemise tachée, la bouche ouverte
et les cheveux mouillés de transpiration. Il n'avait plus le choix
il devait dormir.
Sans qu'il
ne s'en rende compte, tout devint bien trop calme. Il était habité
par un silence, un silence semblable à celui des plus mauvaises
séries B. Cette impression clichée de calme avant la tempête. Un
tintement de verre perdu au loin se fit entendre puis une voix
féminine.
-Alexandre,
tu fais chier ! …Alexandre, c’est fini, on rentre…
Une
odeur désagréable de cendres froides, de vins aérés, de vomi et
de sueur remplissait la pièce. Alexandre était passé du sofa en
velours de la boîte à un canapé en cuir blanc inconnu. La musique
forte avait laissé place à un silence de mort et seuls les quelques
sons du petit matin comme les chuchotements et les bruits de pas
résonnaient. Alexandre se sentait perdu et décontenancé par la
situation. Il avait oublié ce qui avait pu se passer, son seul
souvenir étant ces jambes si douces sur lesquelles il s'était
endormi. C'était un réveil fracassant, celui qui annonçait une
journée longue, douloureuse, voire angoissante.
Alexandre
se leva à la recherche d'une salle de bain et se perdit dans les
couloirs de ce grand appartement. Des toiles abstraites faites de
trait et de formes étrange habillés les murs blancs baignant dans
la lumière froide et grise du matin. Alexandre ouvrait machinalement
toutes les portes, et après avoir vu les corps flasques d’homme
nus dormant sous l’effet de l’alcool ou des ébats physiques
cocaïnés, il tomba sur une salle de bain. Devant le miroir
gigantesque, comme
tous les amnésiques, il attendait une réminiscence miraculeuse de
la soirée. Malheureusement rien ne venait, une vague d’oubli
blanche avait recouvert tous ses souvenirs. Abattu par ce qu'il
voyait, il n'eut pas d’autres choix que de battre doucement en
retraite.
Dans le
couloir menant au salon où il s'était réveillé, Alexandre croisa
Audrey recouvert d’une simple chemise rayée d’hommes. La
parcourant de haut en bas, admirant chacune de ses courbes, son
expression et sa démarche, une dose d'adrénaline le parcourut. Tout
se mit en marche dans son cerveau et il revécut sa soirée dans un
unique flash-back: lui en train de vomir dans un seau à champagne,
lui en train de danser comme un fou, lui installé dans un canapé à
vider des verres, lui à parler à Elias. Jusqu'à ce que survienne
le moment précis : lui dansant avec Audrey. Après une soirée
et une nuit, il lui avait fallu attendre ce matin pour réaliser qui
était Audrey. Le physique froid et distant d'hier contrastait avec
ce visage de charme, innocent et chaud de ce réveil. Elle avait un
visage vous foudroyant d’amour sur place sans aucun effort.
Alexandre resta collé sur place, les pieds ancrés dans le sol et
les jambes paralysés. Il ne pouvait plus quitter ce visage et
voulait absolument l’embrasser, prendre Audrey dans ses bras. Elle
est passé à côté de lui tout en l’ignorant, le ramenant à ce
qu'il était ce matin: un pauvre bougre tâché de vomi avec une
gueule de bois terrible. Quelques secondes qui parurent une éternité
s'écoulèrent pendant lesquelles Alexandre espéra qu'Audrey se
retourne pour revenir à lui. Et puis le charme disparu, Audrey
redevint une fille banale et tout son amour disparu.
Il retourna
dans le salon pour prendre sa veste - cette veste choisie avec tant
d'application hier soir et qui n’était plus maintenant qu’un
amas de tissus tâché et puant. Lorsqu'il sortit, il inspira un
grand coup profitant de l'air frais. D’un pas pressé se voulant
déterminé, il se dirigea vers la station de taxis la plus proche.
Il n’avait qu’une seule envie maintenant: rentrer chez lui,
prendre une douche chaude et apaisante avant de se coucher dans des
draps frais et immaculés - ces mêmes draps vus à la télé où les
enfants sont si contents de retrouver leurs parents le dimanche
matin.
Alexandre
émergea réellement quelques heures plus tard en simple caleçon
sous les draps. Une barre lui serrait la tête jusqu'à compresser
son cerveau et le moindre mouvement engendrait une douleur aiguë
au-dessus de l'œil droit. C'était une migraine violente, celle-qui
vous prend aux tripes le matin et ne vous lâche plus avant le
lendemain; celle qui vous faisait vomir de douleur. Péniblement,
Alexandre se leva pour se servir un verre d'eau et quelques cachets
d'ibuprofène. Tout apparaissait trop lumineux à ses yeux, le
moindre son l'assommait et sa seule envie était de dormir jusqu'au
lendemain pour ne plus rien sentir.
En attendant
un quelconque effet des comprimés, il s'allongea à nouveau dans le
canapé en ayant pris soin de tirer les rideaux pour se protéger. Il
alluma la télévision et se laissa bercer par tout ce qu'il voyait.
Il était un peu plus de midi et les informations occupaient la
principale place sur les chaînes. Devant un reportage sur un énième
remaniement ministériel, Alexandre ferma les yeux et très vite les
voix se firent lointaines avant de disparaître. A intervalles
réguliers, ses yeux se rouvraient, alertés par une musique ou une
parole trop forte, puis se refermaient doucement. Ce petit manège
dura toute l'après-midi jusqu'en début de soirée. Lorsque enfin il
se sentit assez reposé et sa migraine disparue, Alexandre se leva.
Il se sentait cotonneux, toute force l'ayant abandonné. Sa peau
était moite, la bouche pâteuse et sa tête peinait à se maintenir
droite sur le cou. N'ayant pas mangé depuis la veille, la faim lui
tiraillait l'estomac.
Alexandre
n'eut la force que pour se réchauffer un quelconque plat surgelé et
ouvrir plusieurs paquets de biscuits secs devant la télévision
toujours allumée. Il prenait parfois frénétiquement son ordinateur
portable, vérifiait ses mails – qui étaient inlassablement les
mêmes – et se balader sur les profils Facebook de ses amis. Il ne
se passait rien comme tous les dimanche soirs et Alexandre s'ennuyait
attendant avec impatience le lendemain. Il s'endormit sur un livre
qu'il avait commencé des mois auparavant et qu'il n'avait jamais
pris le temps de finir. Cette journée resterait une journée fantôme
– comme tant d'autres – où rien ne se passe. Où le mot exister
perd son sens.
La cuisine
résonnait des coups du couteau frappant la planche à découper en
bois. Alexandre s'appliquait à trancher régulièrement les légumes
d'un mouvement net et sec afin de ne pas abîmer la chair tendre des
légumes. Ses mains dégoulinaient d'un mélange de jus végétarien
et de sang bovin, ultimes traces de sa préparation culinaire. Son
rendez-vous était fixé pour midi trente et si rien n'avait été
convenu quand à un quelconque repas, il avait pris les devants en
cuisinant un plat copieux pour deux et un dessert.
La radio,
posé en équilibre sur le haut du réfrigérateur, diffusait un
débat polémique sur l'immigration, les risques de délinquance et
la culture, osant des amalgames périlleux mais populistes à
quelques mois des élections.
Le soleil
frappait de plein fouet les carreaux de la cuisine inondant de
lumière et de chaleur l'ensemble de la pièce.
Les
« tchack » répétitifs, les voix graves et
bourdonnantes, la moiteur des lieux avaient plongé Alexandre dans
une torpeur rendant chacun de ses mouvements lourd et somnolent. Il
était mécanique laissant ses pensées divaguer avec peine sur tout
à l'heure. Il avait pensé plusieurs fois la scène à venir mais
plus l'heure du rendez-vous approchait et plus ses idées étaient
floues, comme si la réalité arrivant empêchait toute forme
nouvelle d'imagination.
La sonnerie
retentissante de l'interphone à l'entrée de l'immeuble ramena
Alexandre à la raison. Son rendez-vous était là. Enfin. Il
décrocha le combiné de l'interphone et enclencha dans le même
instant la caméra fixée au pied de son immeuble. C'était la
première fois qu'il la voyait et il ne put s'empêcher de trahir sa
surprise dans sa voix. Elle était petite et fine avec des cheveux
bruns, les yeux noisette surmontés par une frange. Son nez
légèrement retroussé déviait à droite et laissait découvrir des
lèvres charnues. Son regard portait douce mélancolie.
- Oui,
interrogea-t-il tout en balbutiant avec peine cette simple syllabe.
- Bonjour,
c'est Mathilde.
- Je
t'ouvre. Monte au sixième étage et c'est la porte sur ta droite.
Aussi
frénétiquement qu'inutilement Alexandre tira sur sa chemise, passa
la main dans ses cheveux et jeta des regards désespérés sur tout
ce qu'il avait laissé traîner. Il attendait cette rencontre depuis
plusieurs semaines et avait eu le temps de l'imaginer. Mais
maintenant qu'elle sonnait à sa porte, il était un peu déboussolé.
Voulait-il vraiment le faire ?
Trois petits
coups résonnèrent contre la porte. Alexandre, attendait derrière
et souffla un grand coup avant d'ouvrir.
- Bonjour,
lança-t-il dans un mélange d'engouement et de timidité. Entrez !
Elle passa
le seuil de la porte et puis se mit à côté attendant peut-être
une autre invitation à se dessaisir de son manteau et de son sac.
Elle était manifestement gênée par cette situation et ne savait
quoi faire, ni comment réagir. Alexandre, lui aussi mal à l'aise,
se perdit dans une logorrhée verbale.
- J'espère
que t'as faim, j'ai préparé un petit repas. Je sais...Ce n'était
pas prévue mais bon...à cette heure-ci ça me semblait tout de
même logique. Enfin, te sens pas obligé, on peut aussi faire ça
sans manger. C'est vrai que c'est pas habituel dans le contexte. Je
crois... Suis-moi, je vais te montrer comment on va faire...Attends,
donnes-moi d'abord ton manteau et mets-toi à l'aise. Il fait
tellement chaud dans cet appartement. Enfin, de toute façon, ça
n'a pas grande importance, puisque tout ça ce sera bientôt fini...
Dans ce
débit continu de paroles, Mathilde n'avait que peu de place. A peine
un signe de tête ici et un simple oui par là.
Ils finirent
par s'installer dans le salon, autour de la petite table basse, les
assiettes posées sur les genoux. Mathilde le dévisageait. Elle
pensait trouver quelqu'un de plus âgé quand elle avait sonné tout
à l'heure. Plus abîmé par la vie pour tenter ce jeu. C'était tout
le contraire qui s'offrait à elle. Alexandre semblait jeune, en
pleine réussite, rasé de près et l’œil vif. Des photos de lui
et d'amis ou de la famille, elle ne savait pas trop, étaient
accrochés aux murs ou posés sur les quelques meubles succincts qui
remplissaient cet appartement. Il l'avait quasiment accueillie comme
une amie et elle se retrouvait maintenant à manger à sa table un
gratin dauphinois en toute simplicité. Il n'arrêtait pas de parler
et elle l'écoutait avec patience. Aucun des deux n'avait vraiment
faim. Comment aurait-il pu en être d'une autre manière dans de
telles circonstances ? Pourtant, Alexandre et Mathilde s'appliquèrent
à finir chacun leur assiette, poussant le vice à les essuyer
consciencieusement à l'aide de pain. Ce comportement si naturel leur
permettait de se raccrocher encore un peu à la normalité alors que
tout était voué à être extraordinaire. Alexandre se résolut
finalement à débarrasser la petite table et à chercher les
affaires qui leur seraient nécessaire.
Mathilde
avait rencontré Alexandre quelques semaines auparavant via une
annonce sur un forum internet. En manque de sensation, ils voguaient
l'un et l'autre sur un site de libertinage à la recherche de quelque
chose de nouveau. Ils avaient discuté puis s'étaient entendus sur
la même idée : ils ne ressentaient plus la vie. Leurs nerfs
avaient été trop sollicités et ne pouvait plus faire de
distinction. Ils avaient acheté toutes les dernières technologies,
avaient vécu selon les préceptes des gourous-magasines et avaient
répondu présent à tout ce qu'on leur proposé. Quand cela n'a plus
suffi, ils se sont tournés vers des pratiques plus durs. Il était
impossible pour eux de compter les partenaires d'une nuit, les
drogues injectées et les douleurs infligées. Aujourd'hui, ils
pouvaient dire que tous les dérivatoires étaient passés dans cette
course effrénée. Pourtant, ils ne voulaient pas abandonner la vie
et mourir. Ils avaient chacun leurs amis, de la famille et des gens à
qui tenir. Il ne pouvait pas dire que ça leur pesait directement sur
les épaules. Mais il ressentait à n'en pas douter un manque qu'il
fallait combler.
Ils ne
savaient plus quoi faire. Il en fallait plus. Ils avaient alors mis
au point ce Jeu. Ils allaient tenter de se tuer et voir qui en
réchapperait. Mais avant, il leur fallait trouver la bonne formule
pour arriver à un point équidistant entre la vie et la mort.
Alexandre avait d'abord trouvé cet appartement situé non loin d'une
caserne de pompier. Puis Mathilde avait proposé un dispositif
complexe d'alerte qui se déclencherait au dernier moment. D'après
leurs calculs – nécessairement approximatif à la vue de leur
niveau de mathématique – il faudrait au moins sept minutes aux
secours pour intervenir. Trop court et trop long à la fois. Il
fallait que des passants puissent intervenir dans ce jeu. Ils
décidèrent d'exposer leur geste au public depuis la fenêtre de
l'appartement.
Dans les
courriels qu'ils s'envoyaient, malgré le contenu morbide, il régnait
une certaine légèreté et allégresse. Même au moment d'évoquer
le moyen pour tenter cette course contre la mort. Ils sentaient
qu'ils touchaient à un but ultime et qu'ils en finiraient avec cette
absence.
Ils
installèrent tout le matériel au milieu du salon. Alexandre regarda
Mathilde assembler son dispositif complet. Le résultat donnait un
enchevêtrement incompréhensible de fils rouge, bleu, noir avec un
téléphone au milieu. Alexandre mis la dernière pierre à l'édifice
puis ouvrit les fenêtres. Il fut le premier à monter et à enjamber
la rambarde. Il aida ensuite Mathilde à le rejoindre. Ils
regardaient au-dessus des toits de la ville depuis ce building. Le
soleil commençait déjà à descendre et un rai de lumière venait
les éclairer. Un brouillard de pollution englobait l'ensemble du
paysage et rendait l'ensemble flou, un mirage en pleine ville. Les
bruits de la ville remontaient jusqu'à eux. Quelques klaxons
dominaient la rumeur des moteurs, le clapotis des pas et le murmure
des voix. La rue grouillait de centaines de personnes laborieuses se
croisant et s'évitant avec adresse, entrant ici ou là, au gré des
vitrines lumineuses et colorées. Soudain, toute la routine se brisa
d'un cri d'effroi d'un passant. Les personnes levèrent la tête vers
ce couple accroché à la rambarde de l'immeuble, prêt à lâcher
leur vie. C'était le jeu. La rue s'immobilisa et les deux corps se
retrouvèrent pendant au balcon. La tension des cordes avait
déclenché un appel de détresse à la caserne de pompier la plus
proche.
Dehors on
s'affairait déjà à monter au plus vite pour les décrocher. Aucun
n'était mort, aucun n'était assuré de vivre. Ils avaient enfin
leurs sensations.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire