lundi 14 novembre 2011

Building

Zooming In and Out of New York - Alfonso Zubiaga


A travers la fenêtre, un store baissé jusqu'à la moitié, Alexandre pouvait contempler les multiples buildings de la ville. Ils baignaient dans une douce lumière blafarde d'une fin de journée d'été et la pollution avait tendance à rendre cette vision brouillée. La fenêtre entre-ouverte, les bruits touffus de la rue remontaient jusqu'à lui. Quelques klaxons dominaient la rumeur des moteurs, le clapotis des pas et le murmure des voix. La rue grouillait de centaines de personnes laborieuses se croisant et s'évitant avec adresse, entrant ici ou là, au gré des vitrines lumineuses et colorées.
Un rai de lumière transperçait le salon, éclairant d'un carré le parquet sombre de ce vieil appartement fait de moulures aux plafonds et d'un papier peint décrépi. Des fines particules de poussière restaient suspendues dans les airs. Entre ses lèvres, une cigarette se consumait lentement, rougeoyant quelque peu lorsqu'il tirait faiblement dessus. Les cendres ne cessaient de s'accumuler au bout, douées d'une réelle volonté de rester à l'horizontale pour défier toutes les lois de la gravité. Elles n'eurent pas le temps de remporter ce défi, se retrouvant écrasées au milieu d'un cendrier déjà bien rempli. Alexandre s'agita quelques minutes dans les pièces pour ranger quelques vêtements dans la chambre, dépoussiérer la table de la cuisine et remettre l'antenne de la télévision en place. Ces choses faites, il retourna devant la fenêtre à sa douce contemplation. Son regard se perdit et puis plus rien ne se passa. Il essayait de faire le vide, d'oublier quelques instants sa situation, se retrouver au calme.


Cela faisait trois mois qu'il vivait ici. Il avait trouvé cet appartement un peu par hasard, en errant au pied des buildings du quartier. Un panneau l'avait mené jusqu'au sixième et dernier étage de ce bâtiment ancien fait de briques rouges, typique de cette ville. Cet appartement au charme désuet et décrépi ainsi que sa relative tranquillité l'avait convaincu et quelques jours plus tard tout son mobilier avait rempli les lieux. Son propriétaire – un homme d'une cinquantaine d'années au crâne légèrement dégarni et aux formes arrondies qui tranchaient avec son caractère sec et distant - avait été très clair sur les conditions du bail: aucun retard n'était accepté dans les paiements du loyer et tous les travaux pour une quelconque modification seraient à la charge d'Alexandre. Cela ne l'avait aucunement refroidi, ses projets futurs ne se prêtant guère à un relooking complet des murs jaunis et défraîchis. Il ne devait être de passage en ce lieu que pour quelques mois.
Une sonnerie retentit et la table du salon se mit à vibrer.
- Allô ?
- ...
- Non, lundi ce sera parfait, répondit-il tout en notant sur un bout de papier déchiré une adresse
- …
- J'amènerai ce qu'il faut, ne t'en fais pas. Bonne soirée et on se voit lundi alors, rappela-t-il avant de raccrocher

Pour ne pas perdre ce papier et s'en rappeler constamment, Alexandre le colla sur la porte du réfrigérateur. Cet appel avait réveillé quelque chose en lui, quelque chose qui lui redonnait un peu de force et de vigueur dans son regard. Il partit chercher quelques vêtements propres sur son lit et en profita pour se laver. Face au miroir, il se dévisageait avec un peu d'étonnement. C'était lui à n'en pas douter mais tant de choses avait changé. Des petits détails à chaque fois qui avait fini par s'accumuler pour lui donner un nouveau visage. Et pourtant il se sentait vraiment familier avec ces traits un peu tirés, ces petites rides aux coins des yeux et le blanc qui émaillait ses cheveux et sa petite barbe. Comme s'il était né directement ainsi.
Alexandre prit les affaires dont il avait besoin pour sortir et faire les courses pour ce rendez-vous de lundi. Sa liste était courte mais précise et il avait déjà prévu de se rendre dans un hypermarché de la périphérie.

Les allées du magasin lui semblaient immenses. Il était entouré de part et d'autre par des étagères remplies où toutes les couleurs semblaient attirer toujours un peu plus que ses voisines le regard. Le moindre espace était occupé et ce qui était prélevé entraînait immédiatement un remplacement. Il y avait un flot incessant de clients, d'objets, de caddies, de vendeurs. Alexandre était comme toujours fasciné par cette étrange mise en scène et en même temps agacé par l'incroyable bordel que tout cela engendrait. Il commença à piocher dans les étagères en gardant un œil sur sa liste. Cependant, au fur et à mesure qu'il avançait, son caddie voyait s'empiler des objets sans rapport avec ses prévisions. Ici, un lecteur DVD/Blu-Ray pour remplacer celui existant trop vieux de cinq mois et là un paquet de crème dessert au chocolat pour enfant. Ou encore une biographie de Nikos, célèbre penseur télévisuel. Il se faisait avoir avec un plaisir coupable à chaque fois qu'il venait et rien ne pouvait l'empêcher de se servir à volonté dans ces étalages.
Il ne manquait qu'une ligne à cocher dans sa liste pour pouvoir s'en aller. Cependant, ce qu'il cherchait été introuvable et il se résolut à se tourner vers un de ces nombreux vendeurs en gilet vert et jaune portant fièrement le logo de l'enseigne. Le petit badge accroché au niveau de sein gauche lui indiqua Manon, vendeuse.
- Mademoiselle, j'aurais un renseignement à vous demander s'il vous plaît. Savez-vous où j'peux trouver ce composant ?
-Eh bien...Vous avez déjà commencé à vous adresser à la bonne personne répondit-elle avec un sourire chaleureux bien que machinal. Suivez-moi.
Elle le précéda roulant des hanches dans un pantalon moulant noir, la queue-de-cheval sautant au rythme de ses pas. Elle marchait au centre du rayon d'un pas rapide et sautillant, marquant l'allure du talon claquant sur le carrelage blanc. Alexandre la suivait, le regard accrochait au dos du gilet de l'enseigne qu'elle portait .Elle le mena quelques allées plus loin pour lui désigner une petite partie de rayon perdue.
- Pour choisir, tout dépend ce que vous comptez en faire. C'est sûr que s'il s'agit d'un usage régulier intensif, le mieux c'est de s'orienter vers ça, dit-elle tout en pointant du doigt une partie vague du rayonnage. Sinon, je vous conseille de regarder la gamme qui se trouve juste en-dessous.
Alexandre se sentit un peu décontenancé. Il n'avait pas prévu de devoir faire face à tout ce choix. Pour lui, tout était pareil et il ne pouvait y avoir de réelles différences. Il savait néanmoins qu'il voulait le meilleur pour lundi.
- Hum...Pour vous c'est quoi le mieux ?
-Je n'ai pas tout essayé mais de ce je sais et de ce qui m'a été dit, s'il faut en dégager un supérieur, c'est celui-ci. Il existe aussi un très bon rapport qualité-prix avec celui-ci et celui en haut à gauche jouit d'une belle réputation.
-Bon...bah je vais voir...Peut-être me laisser tenter par le premier alors, marmonna-t-il. Merci pour votre aide.
-Il n'y a pas de quoi. Bonne journée, lança-t-elle en se retournant une dernière fois.

Son dernier achat en main, Alexandre se dirigea vers les caisses. En regardant sa montre, il constata avec surprise que déjà deux heures étaient passées depuis qu'il était entré. Cette coupure temporelle le remplissait d'une certaine satisfaction, celle de s'être abandonné un peu et de ne plus avoir à compter les minutes et les secondes jusque lundi. Il avait hâte d'y être et tout ce qui pouvait le divertir était bon à prendre.
Par chance, il n'y avait pas trop de monde à cette heure de la journée et Alexandre n'eut pas à attendre longtemps. Il dévisagea la caissière. Elle était, semble-t-il, assez jeune et déjà marquée par ce travail. Son visage ne trahissait pas vraiment d'expression mais on pouvait y lire de la fatigue et de la lassitude devant la répétition des tâches. Elle avait eu la coquetterie ce matin d'étaler un peu de rouge à lèvres et de fard à paupière. Néanmoins c'était une fleur fanée et le maquillage ne pouvait pas le cacher.
En même temps qu'il ramassait ses courses, son téléphone vibra brièvement. Un message s'afficha sur l'écran tactile le conviant à une soirée avec quelques amis. N'ayant rien à faire ce soir, il renvoya un simple SMS marqué « ok ». Il ne voulait pas simplement faire passer le temps. Il voulait voir ses amis, s'amuser, sortir, rencontrer de nouvelles personnes, profiter pleinement de cette soirée.

Exceptionnellement, en arrivant chez lui, Alexandre prit soin de ranger ses courses. Il ne pouvait pas les voir traîner comme à chaque fois sur la table de la cuisine pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours. Il avait peur qu'elles le narguent, qu'elles lui disent qu'il n'en serait pas capable, et qu'il se retrouverait seul les bras ballants dans l'appartement lundi soir. Chassant ces pensées d'une grande expiration en même temps qu'il refermait le dernier placard, Alexandre se vautra dans le canapé et se laissa aller. Une fois de plus son regard se perdit, la pupille se dilatant et arrêtant tous ses mouvements. Le vide se faisait dans sa tête. Rien ne semblait pouvoir le perturber, tout ce qui était physique fonctionnait séparément de son esprit. Bloqué ainsi, le temps passa seulement dicté par le bruit régulier de la trotteuse alternant le tic et le tac. Parfois, son corps occupait la pièce par un geste simple du bras pour saisir une cigarette et l'allumer.
Alexandre revint à la vie d'un coup, sans signes annonciateurs. Le soleil avait disparu derrière les immeubles et seuls quelques rayons pénétraient difficilement par les fenêtres. Une douce pénombre régnait et les meubles n'étaient plus que des formes sombres collées aux murs. C'est dans ce décor spectral qu'Alexandre se résolut à aller se préparer pour la soirée. La lumière blanche de la salle de bain illuminant le carrelage froid contrastait pleinement avec l'ambiance du reste de l'appartement. Alexandre prit une douche d'eau chaude rapide, la deuxième de la journée, suffisante pour relaxer toutes les tensions. Devant le miroir, il se rasa puis appliqua un baume après-rasage couplé à une crème hydratante. Il se frotta les dents avec force jusqu'à en faire saigner la gencive. Il étala une dose généreuse de stick de déodorant puis fini par une dernière couche d'une crème anti-fatigue revigorante. Nu, il traversa le salon jusque sa chambre pour s'arrêter perplexe devant son armoire à vêtements. Une main grattant paresseusement les poils du pubis, il attendait d'avoir la bonne idée. Il sortit tout d'abord un pantalon bleu accompagné d'un T-shirt blanc avant de les jeter sur le lit en boule sans même les avoir essayés. Il se décida pour un ensemble plus habillé. Un pantalon en toile de jean bleu gris soutenu par une ceinture en cuir sombre venait souligner une chemise à fines rayures entrecroisées gris-bleu clair. Une veste dans les mêmes rayures plus sombres tirant légèrement sur le beige surmontait le tout. Les pieds se glissèrent dans des chaussures en cuir brun. Enfin une montre au bracelet en cuir marron à grand cadran vint se greffer au poignet gauche.

Le rendez-vous pour le soir était fixé à quelques rues de son appartement et c'est tout naturellement qu'Alexandre décida de s'y rendre à pied. Il avait envie de s'imprégner de la rue, d'en absorber l'ambiance, de se frotter à son histoire quotidienne. Il faisait un avec les autres passants sur ces trottoirs partageant pendant quelques instants la même et unique expérience. Marcher, respirer, marcher, respirer. Son regard s'attardait sur les quelques visages féminins qu'il croisait essayant vainement de les envoûter sans un mot, sans un geste. Aux congénères mâles, il opposait fièrement son buste et le menton haut.
Il aperçut ses amis au coin de la rue, à la terrasse d'un bar, quelques dizaines de mètres avant. Les tables avaient été regroupées pour accueillir la dizaine de personnes que composait le groupe ce soir. Ils étaient quasiment tous arrivés depuis un petit moment et chacun avait commandé un verre. Alexandre essaya d'adopter l'allure la plus dégagée et décontractée possible, celle qui pourrait faire croire qu'il ne les observait pas depuis cent mètres déjà.
- Salut tout le monde, dit-il accompagné d'un geste furtif de la main.
Il commença à se pencher pour faire la bise et se présenter lorsque cela était nécessaire. Ses quelques amis habituels – Julien, Elias et Thibaut les amis d'enfance, Capucine et Sophie les filles du groupe rencontrées pendant les vacances et Victoria, son ex – étaient forcément présents. Ils étaient accompagnés de trois nouvelles têtes: Audrey, Ben et Anne, collègues d'Elias.
- On n'attendait plus que toi pour y aller, dit Victoria en se levant et en enfilant sa veste.
La destination était connue de tous: le Crisp, lieu incontournable de leur soirée de fin de semaine.

En entrant dans les lieux, des lasers verts, des flashs percutants, des tâches de mille couleurs parcouraient les corps. Le son était à la limite du supportable et une désagréable odeur piquait les narines. Depuis la loi anti-fumeur et malgré les parfums d’ambiance, chaque club était atteint par ce fléau: l’odeur de la transpiration de l'ensemble des consommateurs. Les non-fumeurs en arrivaient presque à regretter l'application de cette loi.
En se penchant par-dessus la balustrade de l'étage où était situé leur table, Alexandre put apercevoir de nombreux décolletés plus ou moins profonds. Il observait ces filles d'un œil goguenard et envieux et savait très bien que la plupart ne cherchait à s'amuser dans les bras d'un autre que pour une nuit. Certaines étaient même prêtes à se vendre pour une coupe de champagne et une belle voiture. Ces filles, Alexandre ne leur prêtait aucun réel intérêt et pourtant il aimait pouvoir en profiter pendant une nuit. Il les surnommait les filles Kleenex, ces filles qu'on prend, qu'on utilise et puis qu'on jette dehors au réveil après quelques heures de sommeil.
Alexandre sentit soudain une main le saisir par le cou et une voix – celle d'Elias à n'en pas douter – lui crier dans l’oreille pour se faire entendre
- Alors on passe sa soirée tout seul dans son coin, demanda-t-il d'air moqueur
- Hum…Je cherche qui aura l'honneur de passer la nuit avec moi ! Je miserais bien sur ta copine !
- Ça m'étonnerait pas qu'elle accepte après quelques verres...
La table était méthodiquement recouverte par un mélange de bouteilles d'alcool, de briques de jus de fruit et de verres. Alexandre se servit une dose de vodka traditionnelle importée directement de Sibérie. L’alcool glacé mit en émoi toute sa gorge puis une sensation de chaleur se dissipa dans tout son être. Il affichait un visage ravi et se laissa à quelques pas de danse auprès de cette fille, Audrey, rencontré ce soir. Se balançant gauchement de droite à gauche au rythme des basses, Alexandre se colla doucement dans son dos et commença à parcourir lentement du bout des doigts ses bras et ses épaules découvertes. Audrey se laissa faire d'une manière quasi-mécanique. Elle n'avait pas vraiment d'expression sur le visage et son regard était lointain, perdu dans un monde d'esthétique de papier glacé qu'un simple être humain ne pouvait atteindre.
Sa beauté froide s'imposait à tous les regards mais Alexandre n'en avait que faire. Lui il respirait ce parfum enivrant qu'elle portait dans ses longs cheveux bruns. Lui il appréciait la douce chaleur de sa peau. Lui il sentait le souffle chaud d'Audrey dans son cou. Ils étaient isolés au milieu de la foule et plus rien ne semblait pouvoir rompre cette harmonie. Ils dansaient dans un même mouvement lascif contrastant avec les gestes frénétiques alentour. De longues minutes passèrent dans cette bulle puis Alexandre serra un peu plus fort Audrey et l'embrassa. Elle avait une haleine mentholée et froide, presque métallique. Ils restèrent quelques secondes collés l'un à autre, cherchant les lèvres de l'autre, caressant du bout de la langue. Puis tout explosa. Ils avaient fini de jouer, le mystère s'était envolé et Alexandre avait eu Audrey. Ou l'inverse.
Ils rejoignirent le reste du monde pour continuer à boire. Les discussions du début avaient laissés place à un ensemble de cris et de rires gras. Les voix arrivaient déformées aux oreilles de chacun, ce qui donnait un mélange détonant d’aigus et de graves. Avachi dans le sofa, la tête reposant sur ce qu'Alexandre prenait pour des jambes de mannequins, ses paupières tombaient de plus en plus lourdement. Qu’importe le bruit, qu’importe les flashs et lasers lancinants, qu’importe le lieu, Alexandre était tellement fatigué, il devait dormir. Son corps était imbibé d'alcool et tout tournait autour de lui. Il n'arrivait plus à finir ses phrases et n'essayait même plus d'en commencer. Sa capacité à se mouvoir était réduite à néant et le moindre geste lui coûtait. Il n'y avait pas d'autres solutions, il devait dormir. Ses amis lui avaient placé un seau à champagne au niveau de sa tête. Au cas où... Il en avait vraiment envie, il voulait que tout cela cesse, rejeter tout ce qu'il avait bu pour recommencer. Mais il savait qu'il ne le ferait pas, qu'il resterait comme ça, la chemise tachée, la bouche ouverte et les cheveux mouillés de transpiration. Il n'avait plus le choix il devait dormir.
Sans qu'il ne s'en rende compte, tout devint bien trop calme. Il était habité par un silence, un silence semblable à celui des plus mauvaises séries B. Cette impression clichée de calme avant la tempête. Un tintement de verre perdu au loin se fit entendre puis une voix féminine.
-Alexandre, tu fais chier ! …Alexandre, c’est fini, on rentre…

Une odeur désagréable de cendres froides, de vins aérés, de vomi et de sueur remplissait la pièce. Alexandre était passé du sofa en velours de la boîte à un canapé en cuir blanc inconnu. La musique forte avait laissé place à un silence de mort et seuls les quelques sons du petit matin comme les chuchotements et les bruits de pas résonnaient. Alexandre se sentait perdu et décontenancé par la situation. Il avait oublié ce qui avait pu se passer, son seul souvenir étant ces jambes si douces sur lesquelles il s'était endormi. C'était un réveil fracassant, celui qui annonçait une journée longue, douloureuse, voire angoissante.
Alexandre se leva à la recherche d'une salle de bain et se perdit dans les couloirs de ce grand appartement. Des toiles abstraites faites de trait et de formes étrange habillés les murs blancs baignant dans la lumière froide et grise du matin. Alexandre ouvrait machinalement toutes les portes, et après avoir vu les corps flasques d’homme nus dormant sous l’effet de l’alcool ou des ébats physiques cocaïnés, il tomba sur une salle de bain. Devant le miroir gigantesque, comme tous les amnésiques, il attendait une réminiscence miraculeuse de la soirée. Malheureusement rien ne venait, une vague d’oubli blanche avait recouvert tous ses souvenirs. Abattu par ce qu'il voyait, il n'eut pas d’autres choix que de battre doucement en retraite.
Dans le couloir menant au salon où il s'était réveillé, Alexandre croisa Audrey recouvert d’une simple chemise rayée d’hommes. La parcourant de haut en bas, admirant chacune de ses courbes, son expression et sa démarche, une dose d'adrénaline le parcourut. Tout se mit en marche dans son cerveau et il revécut sa soirée dans un unique flash-back: lui en train de vomir dans un seau à champagne, lui en train de danser comme un fou, lui installé dans un canapé à vider des verres, lui à parler à Elias. Jusqu'à ce que survienne le moment précis : lui dansant avec Audrey. Après une soirée et une nuit, il lui avait fallu attendre ce matin pour réaliser qui était Audrey. Le physique froid et distant d'hier contrastait avec ce visage de charme, innocent et chaud de ce réveil. Elle avait un visage vous foudroyant d’amour sur place sans aucun effort. Alexandre resta collé sur place, les pieds ancrés dans le sol et les jambes paralysés. Il ne pouvait plus quitter ce visage et voulait absolument l’embrasser, prendre Audrey dans ses bras. Elle est passé à côté de lui tout en l’ignorant, le ramenant à ce qu'il était ce matin: un pauvre bougre tâché de vomi avec une gueule de bois terrible. Quelques secondes qui parurent une éternité s'écoulèrent pendant lesquelles Alexandre espéra qu'Audrey se retourne pour revenir à lui. Et puis le charme disparu, Audrey redevint une fille banale et tout son amour disparu.
Il retourna dans le salon pour prendre sa veste - cette veste choisie avec tant d'application hier soir et qui n’était plus maintenant qu’un amas de tissus tâché et puant. Lorsqu'il sortit, il inspira un grand coup profitant de l'air frais. D’un pas pressé se voulant déterminé, il se dirigea vers la station de taxis la plus proche. Il n’avait qu’une seule envie maintenant: rentrer chez lui, prendre une douche chaude et apaisante avant de se coucher dans des draps frais et immaculés - ces mêmes draps vus à la télé où les enfants sont si contents de retrouver leurs parents le dimanche matin.

Alexandre émergea réellement quelques heures plus tard en simple caleçon sous les draps. Une barre lui serrait la tête jusqu'à compresser son cerveau et le moindre mouvement engendrait une douleur aiguë au-dessus de l'œil droit. C'était une migraine violente, celle-qui vous prend aux tripes le matin et ne vous lâche plus avant le lendemain; celle qui vous faisait vomir de douleur. Péniblement, Alexandre se leva pour se servir un verre d'eau et quelques cachets d'ibuprofène. Tout apparaissait trop lumineux à ses yeux, le moindre son l'assommait et sa seule envie était de dormir jusqu'au lendemain pour ne plus rien sentir.
En attendant un quelconque effet des comprimés, il s'allongea à nouveau dans le canapé en ayant pris soin de tirer les rideaux pour se protéger. Il alluma la télévision et se laissa bercer par tout ce qu'il voyait. Il était un peu plus de midi et les informations occupaient la principale place sur les chaînes. Devant un reportage sur un énième remaniement ministériel, Alexandre ferma les yeux et très vite les voix se firent lointaines avant de disparaître. A intervalles réguliers, ses yeux se rouvraient, alertés par une musique ou une parole trop forte, puis se refermaient doucement. Ce petit manège dura toute l'après-midi jusqu'en début de soirée. Lorsque enfin il se sentit assez reposé et sa migraine disparue, Alexandre se leva. Il se sentait cotonneux, toute force l'ayant abandonné. Sa peau était moite, la bouche pâteuse et sa tête peinait à se maintenir droite sur le cou. N'ayant pas mangé depuis la veille, la faim lui tiraillait l'estomac.
Alexandre n'eut la force que pour se réchauffer un quelconque plat surgelé et ouvrir plusieurs paquets de biscuits secs devant la télévision toujours allumée. Il prenait parfois frénétiquement son ordinateur portable, vérifiait ses mails – qui étaient inlassablement les mêmes – et se balader sur les profils Facebook de ses amis. Il ne se passait rien comme tous les dimanche soirs et Alexandre s'ennuyait attendant avec impatience le lendemain. Il s'endormit sur un livre qu'il avait commencé des mois auparavant et qu'il n'avait jamais pris le temps de finir. Cette journée resterait une journée fantôme – comme tant d'autres – où rien ne se passe. Où le mot exister perd son sens.

La cuisine résonnait des coups du couteau frappant la planche à découper en bois. Alexandre s'appliquait à trancher régulièrement les légumes d'un mouvement net et sec afin de ne pas abîmer la chair tendre des légumes. Ses mains dégoulinaient d'un mélange de jus végétarien et de sang bovin, ultimes traces de sa préparation culinaire. Son rendez-vous était fixé pour midi trente et si rien n'avait été convenu quand à un quelconque repas, il avait pris les devants en cuisinant un plat copieux pour deux et un dessert.
La radio, posé en équilibre sur le haut du réfrigérateur, diffusait un débat polémique sur l'immigration, les risques de délinquance et la culture, osant des amalgames périlleux mais populistes à quelques mois des élections.
Le soleil frappait de plein fouet les carreaux de la cuisine inondant de lumière et de chaleur l'ensemble de la pièce.
Les « tchack » répétitifs, les voix graves et bourdonnantes, la moiteur des lieux avaient plongé Alexandre dans une torpeur rendant chacun de ses mouvements lourd et somnolent. Il était mécanique laissant ses pensées divaguer avec peine sur tout à l'heure. Il avait pensé plusieurs fois la scène à venir mais plus l'heure du rendez-vous approchait et plus ses idées étaient floues, comme si la réalité arrivant empêchait toute forme nouvelle d'imagination.

La sonnerie retentissante de l'interphone à l'entrée de l'immeuble ramena Alexandre à la raison. Son rendez-vous était là. Enfin. Il décrocha le combiné de l'interphone et enclencha dans le même instant la caméra fixée au pied de son immeuble. C'était la première fois qu'il la voyait et il ne put s'empêcher de trahir sa surprise dans sa voix. Elle était petite et fine avec des cheveux bruns, les yeux noisette surmontés par une frange. Son nez légèrement retroussé déviait à droite et laissait découvrir des lèvres charnues. Son regard portait douce mélancolie.
- Oui, interrogea-t-il tout en balbutiant avec peine cette simple syllabe.
- Bonjour, c'est Mathilde.
- Je t'ouvre. Monte au sixième étage et c'est la porte sur ta droite.
Aussi frénétiquement qu'inutilement Alexandre tira sur sa chemise, passa la main dans ses cheveux et jeta des regards désespérés sur tout ce qu'il avait laissé traîner. Il attendait cette rencontre depuis plusieurs semaines et avait eu le temps de l'imaginer. Mais maintenant qu'elle sonnait à sa porte, il était un peu déboussolé. Voulait-il vraiment le faire ?
Trois petits coups résonnèrent contre la porte. Alexandre, attendait derrière et souffla un grand coup avant d'ouvrir.
- Bonjour, lança-t-il dans un mélange d'engouement et de timidité. Entrez !
Elle passa le seuil de la porte et puis se mit à côté attendant peut-être une autre invitation à se dessaisir de son manteau et de son sac. Elle était manifestement gênée par cette situation et ne savait quoi faire, ni comment réagir. Alexandre, lui aussi mal à l'aise, se perdit dans une logorrhée verbale.
- J'espère que t'as faim, j'ai préparé un petit repas. Je sais...Ce n'était pas prévue mais bon...à cette heure-ci ça me semblait tout de même logique. Enfin, te sens pas obligé, on peut aussi faire ça sans manger. C'est vrai que c'est pas habituel dans le contexte. Je crois... Suis-moi, je vais te montrer comment on va faire...Attends, donnes-moi d'abord ton manteau et mets-toi à l'aise. Il fait tellement chaud dans cet appartement. Enfin, de toute façon, ça n'a pas grande importance, puisque tout ça ce sera bientôt fini...
Dans ce débit continu de paroles, Mathilde n'avait que peu de place. A peine un signe de tête ici et un simple oui par là.
Ils finirent par s'installer dans le salon, autour de la petite table basse, les assiettes posées sur les genoux. Mathilde le dévisageait. Elle pensait trouver quelqu'un de plus âgé quand elle avait sonné tout à l'heure. Plus abîmé par la vie pour tenter ce jeu. C'était tout le contraire qui s'offrait à elle. Alexandre semblait jeune, en pleine réussite, rasé de près et l’œil vif. Des photos de lui et d'amis ou de la famille, elle ne savait pas trop, étaient accrochés aux murs ou posés sur les quelques meubles succincts qui remplissaient cet appartement. Il l'avait quasiment accueillie comme une amie et elle se retrouvait maintenant à manger à sa table un gratin dauphinois en toute simplicité. Il n'arrêtait pas de parler et elle l'écoutait avec patience. Aucun des deux n'avait vraiment faim. Comment aurait-il pu en être d'une autre manière dans de telles circonstances ? Pourtant, Alexandre et Mathilde s'appliquèrent à finir chacun leur assiette, poussant le vice à les essuyer consciencieusement à l'aide de pain. Ce comportement si naturel leur permettait de se raccrocher encore un peu à la normalité alors que tout était voué à être extraordinaire. Alexandre se résolut finalement à débarrasser la petite table et à chercher les affaires qui leur seraient nécessaire.

Mathilde avait rencontré Alexandre quelques semaines auparavant via une annonce sur un forum internet. En manque de sensation, ils voguaient l'un et l'autre sur un site de libertinage à la recherche de quelque chose de nouveau. Ils avaient discuté puis s'étaient entendus sur la même idée : ils ne ressentaient plus la vie. Leurs nerfs avaient été trop sollicités et ne pouvait plus faire de distinction. Ils avaient acheté toutes les dernières technologies, avaient vécu selon les préceptes des gourous-magasines et avaient répondu présent à tout ce qu'on leur proposé. Quand cela n'a plus suffi, ils se sont tournés vers des pratiques plus durs. Il était impossible pour eux de compter les partenaires d'une nuit, les drogues injectées et les douleurs infligées. Aujourd'hui, ils pouvaient dire que tous les dérivatoires étaient passés dans cette course effrénée. Pourtant, ils ne voulaient pas abandonner la vie et mourir. Ils avaient chacun leurs amis, de la famille et des gens à qui tenir. Il ne pouvait pas dire que ça leur pesait directement sur les épaules. Mais il ressentait à n'en pas douter un manque qu'il fallait combler.
Ils ne savaient plus quoi faire. Il en fallait plus. Ils avaient alors mis au point ce Jeu. Ils allaient tenter de se tuer et voir qui en réchapperait. Mais avant, il leur fallait trouver la bonne formule pour arriver à un point équidistant entre la vie et la mort. Alexandre avait d'abord trouvé cet appartement situé non loin d'une caserne de pompier. Puis Mathilde avait proposé un dispositif complexe d'alerte qui se déclencherait au dernier moment. D'après leurs calculs – nécessairement approximatif à la vue de leur niveau de mathématique – il faudrait au moins sept minutes aux secours pour intervenir. Trop court et trop long à la fois. Il fallait que des passants puissent intervenir dans ce jeu. Ils décidèrent d'exposer leur geste au public depuis la fenêtre de l'appartement.
Dans les courriels qu'ils s'envoyaient, malgré le contenu morbide, il régnait une certaine légèreté et allégresse. Même au moment d'évoquer le moyen pour tenter cette course contre la mort. Ils sentaient qu'ils touchaient à un but ultime et qu'ils en finiraient avec cette absence.

Ils installèrent tout le matériel au milieu du salon. Alexandre regarda Mathilde assembler son dispositif complet. Le résultat donnait un enchevêtrement incompréhensible de fils rouge, bleu, noir avec un téléphone au milieu. Alexandre mis la dernière pierre à l'édifice puis ouvrit les fenêtres. Il fut le premier à monter et à enjamber la rambarde. Il aida ensuite Mathilde à le rejoindre. Ils regardaient au-dessus des toits de la ville depuis ce building. Le soleil commençait déjà à descendre et un rai de lumière venait les éclairer. Un brouillard de pollution englobait l'ensemble du paysage et rendait l'ensemble flou, un mirage en pleine ville. Les bruits de la ville remontaient jusqu'à eux. Quelques klaxons dominaient la rumeur des moteurs, le clapotis des pas et le murmure des voix. La rue grouillait de centaines de personnes laborieuses se croisant et s'évitant avec adresse, entrant ici ou là, au gré des vitrines lumineuses et colorées. Soudain, toute la routine se brisa d'un cri d'effroi d'un passant. Les personnes levèrent la tête vers ce couple accroché à la rambarde de l'immeuble, prêt à lâcher leur vie. C'était le jeu. La rue s'immobilisa et les deux corps se retrouvèrent pendant au balcon. La tension des cordes avait déclenché un appel de détresse à la caserne de pompier la plus proche.
Dehors on s'affairait déjà à monter au plus vite pour les décrocher. Aucun n'était mort, aucun n'était assuré de vivre. Ils avaient enfin leurs sensations. 

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