mercredi 23 mars 2011

Séisme

Il est cinq heures dans la ville. Les gens commencent à sortir des bureaux dans leurs tours de verres et de béton dressées vers le ciel et rentrent chez eux. Je fais partie de cette masse informe et grouillante qui s'active sur les trottoirs. Chacun essaye d'imposer son propre chemin dans une logique de groupe dirigeant les flux. On me confond avec n'importe quel cadre moyen à cette heure-ci. Un costume gris milieu de gamme un peu trop grand, une chemise blanche au col légèrement jauni par le temps, une cravate à motifs offerte par mes enfants et des cernes noires sous les yeux.

D'une vue d'hélicoptère, on pourrait voir le toit de ma voiture se fondant dans les longues files formées sur le périphérique. C'est un chaos ordonné où le rouge succède au gris, le gris succède au crème, le crème succède au noir, le noir succède au bleu et ainsi de suite à l'infini. Avec les rayonnements du soleil couchant et la chaleur accumulée, le paysage se nappe d'un flou troublant et d'une lumière diffuse.
Dans ma voiture, seul face à mon volant en plastique, j'écoute d'une oreille distraite les informations crachées par les hauts-parleurs de ma radio. La voix grave du journaliste, cette voix commune à toutes les voix radios teinté d'une douceur et d'une chaleur accompagnant la diction fluide et rythmée, annonce les informations les unes à la suite des autres. Cette voix pourrait tout aussi bien porter le même costume que moi, avec une barbe naissante de trois jours, le visage grave, les yeux bleus perçants concentrés sur des fiches, surlignés par des feutres jaunes, verts et roses avec autant de signification possible. Ou bien elle pourrait être tout simplement affublée d'un T-shirt blanc, d'un jean brut et d'une paire de lunettes surmontant un nez cassé, le visage désabusé devant des fiches recouvertes de miettes.
Le journal est en fait entièrement consacré à une seule et unique information.
- Bonjour, la terre a tremblé aujourd'hui au Japon. Le séisme d'une magnitude de huit virgule neuf sur l'échelle de Richter selon les premières informations a frappé de plein fouet le pays à vingt-trois heures, heure locale, surprenant l'ensemble des habitants de l'île dans leur sommeil. L'épicentre qui se situe à trois cent kilomètres au Nord-Est de Tokyo...
La terre a tremblé au Japon avec un séisme d'une magnitude de huit virgule neuf sur l'échelle de Richter et le monde s'est littéralement écroulé sous leurs pieds. En même temps que les maisons disparaissaient en poussière, leurs fondations morales et philosophiques s'échappaient. Les bâtiments anti-sismiques avaient, semble-t-il, été conçus pour résister à n'importe quel tremblement de terre en intégrant des amortisseurs, des structures flexibles et des systèmes de contre-balancier. Les ingénieurs se sont trompés en partie et quelques milliers de japonais se trouvent sous les décombres. On annonce l'envoi d'une aide internationale. Partout dans le monde, des équipes de secouristes et de recherche se préparent, se regroupent et planifient leur intervention pendant que des tonnes de matériels sont chargées dans les soutes des avions cargos. Ils prendront bientôt leur envol, dans la nuit, et se dirigeront vers le pays du soleil levant, symbole d'espoir et de renouveau, ici ironie suprême.

Le soleil tape directement contre ma vitre gauche et bien que la climatisation soit à fond, je sue à grosses gouttes. Les voitures avancent petit à petit, chacun colle le pare-choc voisin et essaye de gagner quelques centimètres. Cette poursuite à très basse vitesse du pare-choc voisin, répétée chaque jour, le matin et le soir, est devenu normale et je me suis résigné depuis longtemps à ne plus m'énerver. Dans mon rétroviseur, je peux voir le conducteur portant le même regard vitreux et quasi vide de la fin de journée, qui ne porte aucune attention aux embouteillages. Dans la voiture me précédant, il me semble que c'est une femme. Sa tête se balance au gré d'une musique imaginaire. Ces deux collègues m'accompagnent patiemment et n'essayent même pas de déboîter sur la file de gauche. Ils le savent, c'est inutile et vain.

Il est vingt heure et les premières notes du générique de la messe télévisée envahissent mon salon. Enfoncé dans mon canapé beige au cuir écaillé et fissuré, je contemple les premières images captées sur les décombres du Japon. En haut à gauche de l'écran, un logo a été incrusté, représentant un drapeau japonais flottant au vent et recouvert par une appellation « Édition spéciale Japon ». C'est un paysage dévasté qui s'offre à moi, entrecoupé de visages barbouillés de poussières et creusés par des sillons de larmes. Aucun cadavre n'apparaît comme si on désirait se cacher ce qui se passe. Le journaliste à la voix grave, posée et fluide annonce une à une les informations qui lui sont parvenues ponctué de jingle en quatre notes.
- Mesdames et messieurs bonsoirs. Tout de suite les titres de ce journal consacré largement à l'actualité au Japon.
- Le séisme a frappé à vingt-trois heure dans leur sommeil l'ensemble des habitants du Japon. Nos envoyés spéciaux sont sur place et vous délivreront les premières informations
- Séisme toujours: les décombres montrées à la télévision japonaise laissent peu d'illusion sur la gravité des évènements et sur le bilan de cette catastrophe. Nous essayerons de comprendre pourquoi les infrastructures japonaises, pourtant réputées pour leur résistance sismique, n'ont pas résisté.
- Le président français a réagit dès l'annonce du tremblement de terre et a proposé l'envoi d'aides humanitaires dans les plus brefs délais. Le ministre de l'environnement sera parmi nous pour commenter cette catastrophe et nous parler de l'aide européenne dirigée par la France.
- Enfin nous vous tiendrons informer de la moindre évolution de la situation tout au long de ce journal »
Entre les reportages, réutilisant toujours les mêmes images et les mêmes commentaires, divers intervenants apportent leur analyse. Le Premier Ministre s'inquiète de l'urgence sanitaire et, disant parler au nom de la France mais aussi en son nom propre, apporte son soutien au peuple japonais. L'expert en tectonique des plaques, quand à lui, explique à l'aide de schémas recouverts de flèches le mouvement que la croûte terrestre s'est imposé et précise qu'il est peu probable qu'un tel événement surgissent dans notre pays. Les ingénieurs japonais aussi avaient tout prévu...

Face à toutes ces informations, j'avale au fur et à mesure mon plat de pâtes micro-ondable noyé dans une sauce carbonara, sûrement préjudiciable pour mes artères. Sophie, ma femme, ne rentre pas ce soir. Comme le soir précédent et celui d'avant. Elle enchaîne les repas d'affaires et réunions tardives, me dit-elle. Ou alors, elle est reste dans les bras d'un autre, sûrement un collègue. Je ne lui en veux pas puisque j'ai depuis longtemps arrêté de la toucher. Le poids du mariage et des enfants lui a fait un mal que je ne peux surmonter au lit. Mes deux fils sont sortis et ne rentreront pas avant quelques heures, dans la nuit, pour ne se réveiller qu'en début d'après-midi.
Seul dans le salon, je reste scotché devant la télévision à écran plat LCD d'une taille de 102 centimètres qui projette sur les murs blancs et sales des ectoplasmes instantanés. En zappant sur les canaux, je tombe sur une chaîne musicale où s'enchaîne les clips. Les filles en petites tenues de toutes les couleurs se succèdent. Elles se caressent langoureusement devant moi, remontent les doigts le long des cuisses, suivies par des caméras impudiques. Leurs yeux me fixent, m'habillent de leur jeunesse et de leur désir. Quelques gouttes perlent le long de leur décolleté, sur leur peau lisse et mat. Ce dandinement suggestif réveille une certaine envie. Cependant je dois vite m'y résoudre et malgré mes va-et vient incessants, rien ne se passe.

J'entends Sophie rentrer dans le salon. Je ne veux pas ouvrir mes yeux et affronter son regard désapprobateur devant le spectacle que je lui offre: allongé dans le canapé, le pantalon ouvert et le plat de pâtes reposant sur mon torse. Son soupir suffit à me donner raison. Elle me laisse là et part se coucher dans notre chambre.

Je me suis réveillé une première fois vers trois heure du matin. La rediffusion d'une émission de variétés ponctuée de cris incessants du public a troublé la tranquillité de ma nuit. J'ai éteint la télévision et je suis resté dans mon canapé, ne trouvant pas la force, ni l'envie de retourner dans le lit conjugal.
Mon réveil pour ma nouvelle journée a eu lieu trois heures plus tard, quand ma femme m'a secoué l'épaule en se préparant pour aller travailler. Elle n'a pas prononcé un mot et son regard noir, soutenu par des cernes gonflées, en disait long sur ce qu'elle pensait de moi. Chacun de notre côté, nous nous préparons dans un ballet rodé. On se croise dans la cuisine autour de la cafetière et dans la salle de bain autour de l'évier. Pour contrer le silence assassin, je me ballade de partout avec une petite radio et allume la télé dans le salon. Sans étonnement, le séisme d'hier occupe encore aujourd'hui la place principale dans les informations. La voix du journaliste emplit mes oreilles d'une douce mélodie que je connais si bien. Et m'annonce dans une quiétude travaillée un premier bilan dressé par les autorités japonaises.
- Le bilan provisoire fait état d'au moins deux cents morts et des milliers de personnes disparues. D'un point de vue matériel, le séisme aurait causé des dégâts à hauteur de cent cinquante milliards d'euros et il faudra des mois, voire des années, pour remettre en état ce pays. Nous vous tiendrons...
Dans le salon, le présentateur, face caméra, essaye de garder un air calme et grave.
- …un miracle pour cette jeune fille restée coincée sous une dalle de béton pendant treize heures. Pourtant, les sauveteurs n'exultent pas et savent que derrière ce miracle s'en suivront des centaines de drames si le bilan provisoire venait à s'aggraver. On retrouve tout de suite notre...
C'est au rythme de ces informations que je me prépare, me lave et m'habille. Cinquante morts dans ces décombres et j'enfile ma chemise. Une octogénaire miraculée sous les gravats et je me lave les dents. Une arrivée de secours internationaux à l'aéroport militaire d'Osaka et je choisis mes chaussettes.
Dans ma tête, je revois aussi l'ensemble de mon agenda pour la journée et prépare l'ensemble des discours que je vais devoir tenir à mes collègues. J'en profite pour étrangler de mes mains fermes Alexandre, mon homologue à la tête du département achat. Je vois ses yeux sortir lentement de leur orbite et son teint se violacer. Il m'implore du regard et sa vie le quitte à ma plus grande joie.
- Oh! Je te parle, s'écrie Sophie, qu'est-ce que tu fous encore devant le miroir avec ton putain de sourire de niais ?
Elle aussi, parfois, j'aimerais mettre mes doigts autour de son cou et serrer très fort.
- Rien chérie, surnom qui a le don de l'énerver un peu plus, tu sais très bien que je ne suis capable que de ça, tu me le répètes tellement.
- Pas assez apparemment, marmonne-t-elle, et bouge toi un peu tu vas être en retard !
- Merci madame...D'autres conseils d'une importance capitale peut-être ?
- Fous-toi de ma gueule !
Ses joues commencent à devenir rouges et le volume de sa voix se hausse légèrement pour prendre un ton de mépris mêlé à de l'agacement. Elle a les yeux revolvers et s'en sert allègrement. 
- Toujours obligé de jouer le petit malin, hein ! Mais tu es pathétique mon pauvre ! Tu verrais ta gueule, elle est à gerber ce matin ! Et j'ose même pas te décrire hier soir dans ton canapé ! Tu me dégoûtes chaque jour un peu plus ! Ah pour ça tu te dépasses ! Mais pour les enfants, pour le travail, la maison... Rien ! Tout ce que tu es capable de faire c'est de t'enfoncer chaque jour un peu plus dans ta médiocrité !  
Sa tirade continue, à chaque mot le ton monte un peu plus et sa voix se ballade dans les aigus. La liste des reproches commence: je suis son mur des lamentations.
- Emmener les gosses en ville...Non ! Monsieur est trop occupé à glander ! Ou alors réparer l'évier...
- L'évier, je l'ai fait, la coupe-je assez fier de moi.
- Il était peut-être temps après six mois d'attentes. Tout est fait six mois après avec toi ! Même s'envoyer en l'air c'est reporter tous les six mois ! Tu sais que je baise avec un autre pour ça ! Qu'il me prend comme tu ne l'as jamais fait ! Il me fait jouir et j'en mouille ma putain de petite culotte rien qu'en y pensant ! T'es plus qu'une couille molle ! Voilà ce que tu es !
J'ai pas vraiment écouté la dernière partie de sa tirade. D'une part parce que j'étais déjà au courant, et d'autre part parce que je m'efforce de maintenir un petit sourire en coin narquois. Devant mon attitude et mon absence de réponse, Sophie abdique. Une nouvelle fois. Elle finira par me quitter et demander le divorce. Moi je n'ai pas vraiment envie de me lancer dans toutes ses démarches et lui devoir des sous chaque mois.
Avant de claquer la porte, je l'ai vu sangloter devant une photo de notre mariage. J'aurais pu aller la retrouver, la prendre dans mes bras et lui dire que j'allais tout changer. Qu'à partir de maintenant, je m'efforcerais de lui faire retrouver nos vingt ans et que nous partirons à l'autre bout du monde sur des îles de sables blancs. Je lui aurais aussi dit que je lui pardonnais pour son amant, que je l'avais mérité et que c'était un nouveau départ qui s'offrait à nous. Je n'ai rien fait et je suis parti rejoindre le périphérique.

L'étonnante course-poursuite à très basse vitesse à repris son cours sur la route. J'ai arrêté la radio pour me laisser guider par un air de musique classique. Je n'en écoute pas d'habitude mais j'ai toujours un CD qui traîne au cas où.
Derrière moi, dans un monospace, un couple, peut-être, se disputent. Les bouches se déforment au gré des reproches et des insultes sur des visages crispés par la colère. Pourtant, la conductrice veille à toujours rester coller à mon pare-choc arrière. Devant moi, dans une petite citadine deux places, j'aperçois le visage d'un homme dans le rétroviseur. Il a un kit main-libre enfoncé dans l'oreille et semble ne prêter aucune attention au monde qui l'entoure, impression renforcée par l'imposante paire de lunettes de soleil noires lui barrant le visage. On se tient compagnie ainsi jusqu'à la sortie principale du périphérique.
Arrivé dans la ville, je laisse tomber la musique pour retrouver la voix chaude de la radio. Suivant les feux rouges, les cédez-le-passage et les croisements, elle continue à me tenir informer sur la situation au Japon. Le temps s'est arrêté là-bas et chez nous. Plus rien ne s'est passé à part ce tremblement de terre
- Le bilan s'est encore aggravé ces dernières heures. Le Premier Ministre japonais a annoncé lors d'une conférence de presse que le bilan humain serait maintenant de deux milles morts et de sept mille personnes disparues. Il a ajouté que ce bilan serait sans doute revu à la hausse dans les prochains jours. 
-Après ce terrible choc, les équipes de secours font toujours leur maximum pour retrouver un des survivants mais les chances d'en retrouver s'amenuisent d'heure en heure. Pour nous éclairer sur la situation, nous avons en ligne le porte-parole des sauveteurs français...
Les sauveteurs français sont plutôt des croques-morts si l'on en croit le témoignage. Ils déblayent, ils fouillent, ils sortent les corps, les emballent et les envoient à l'entrepôt le plus proche. La tâche apparaît infini quand je revois les images de ce matin et il faut être fou pour croire que l'on pourra surmonter tout cela avec ces seules petites équipes humaines.
Une voiture actionne son clignotant gauche pour sortir d'une place. C'est mon jour de chance ce matin. Une place à seulement quelques pas des bureaux de mon entreprise. Je me concentre pour manœuvrer correctement et ne pas abîmer la carrosserie qui a été refaite il y a deux semaines à peine. Satisfait du résultat, j'éteins la radio qui parle toujours et encore de ce séisme. Qui rabâche encore et toujours les mêmes et uniques informations. Qui s'agite encore et toujours pour rien. En appuyant sur ma clé de contact pour activer la fermeture centrale de la voiture, j'ai senti quelqu'un poser sa main sur mon épaule.
- Salut, ça va ce matin ?
Je me retourne et tombe nez à nez avec Alexandre.
- On fait aller et toi ?
- Crevé...Je me suis couché tard. Je pouvais pas arrêter de regarder les images du séisme. Impressionnant ce truc, tu trouves pas ?
- Pour tout te dire, je m'en fous.





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